Conditions de travail à la Poste : "Donner l'alarme relève de la responsabilité sociale"
Nicolas Spire : Dans une lecture étroite de notre rôle, d'une certaine façon, oui. Nous le disons d'ailleurs nous-mêmes au début de ce courrier : nous ne sommes pas coutumiers du fait. Les uns et les autres, cela fait une dizaine d'années au moins que nous faisons ce métier. Depuis 15 ans que je l'exerce pour ma part, je ne me suis jamais retrouvé dans la position d'avoir à faire quelque chose qui ressemble à ce que nous faisons maintenant. Certains cabinets d'expertise l'avaient fait dans d'autres situations, on peut penser à Technologia quand ils ont parlé publiquement de leur rapport sur France Telecom ou quand Degest s'est exprimé récemment sur la réforme ferroviaire à la SNCF. Nous ne l'avions jamais fait. La raison pour laquelle nous nous exprimons aujourd'hui, c'est parce que notre action, son sens et son utilité, étaient dans une impasse.
Nous faisons trois constats qui nous paraissent justifier que cette alerte publique sur la Poste ait lieu. Premier constat : la gravité de la situation dans laquelle se trouvent beaucoup des postiers, aussi bien à la Banque Postale que dans le Réseau ou la Distribution. Nos cabinets ont réalisé plusieurs dizaines d'expertises. Rien que pour Aptéis, qui est un petit cabinet, nous en avons fait une quinzaine. Ces expertises montrent que les situations de travail des salariés, en termes de santé, sont très graves. Deuxième constat : d'une expertise à l'autre, nous faisons la même analyse des causes de cette situation. Elle trouve son origine dans un rythme extraordinairement important des réorganisations et ensuite dans une déconnexion complète entre les motifs de ces réorganisations (comptables et économiques) et la réalité du travail.
Car ces motifs comptables se traduisent par des logiciels -dont l'existence a même été niée par la direction contre toute évidence- qui servent à dimensionner l'organisation du travail. Par exemple, dans un établissement courrier, vous avez un logiciel qui vous dit : vu notamment le nombre de plis et le nombre de points de distribution, voilà le nombre d'effectifs (ou de "positions de travail") dont vous avez besoin. Et le logiciel vous sort un chiffre, comme 27,32 ! La marge de manœuvre du dirigeant local est donc de proposer une réorganisation avec 28 postes de travail (ou équivalents temps-plein) pour négocier ensuite avec le CHSCT les conditions de travail. Ce mode d'organisation du travail est en fait totalement déconnecté des réalités des situations de travail, ce qui crée des situations délétères pour les salariés et agents de la Poste. Cela, les expertises le montrent. Pour voir combien de temps il faut pour effectuer une tournée, il faut l'avoir expérimentée. Personne ne le fait plus à la Poste. Nous avons accompagné des dizaines de facteurs à vélo, à mobylette, en voiture, et nous avons bien vu que la prévision de l'outil (la tournée devait s'arrêter à 14h) était régulièrement dépassée d'une demi heure ou d'une heure, même avec un facteur expérimenté connaissant les lieux. Troisième constat : il y a un singulier déni, ou aveuglement, des directions face aux constats dressés par nos expertises et face à nos recommandations.
La Poste conteste plus des trois quarts des expertises auxquelles elle se trouve confrontée. Elle conteste soit le principe de l'expertise, soit son périmètre, soit sa qualité, afin de ne pas payer le coût de la mission. La Poste nous donne aussi le moins de documents possible : par exemple, nous n'avons pas accès aux documents maîtres des logiciels qui organisent le travail, et qui nous permettraient de connaître les paramètres de ces calculs. Comme nous n'avons pas, en quelque sorte, le "code source" du logiciel, nous pouvons donc simplement constater que les calculs sont faux au sens où ils sont déconnectés de la réalité des situations de travail. Quant aux recommandations que nous faisons à l'issue de nos expertises, dans la plupart des cas, elles ne sont jamais suivies d'effets.
Ce sont des recommandations qui, tout en tenant compte des contraintes économiques, s'efforcent de mieux penser les organisations de travail des facteurs, par exemple de ne pas séparer en deux une tournée car sur le terrain nous constatons qu'il est plus cohérent de la faire faire par un seul facteur, de réorganiser les tournées en s'appuyant sur des facteurs référents ou coordinateurs d'équipe qui eux connaissent très bien le terrain, etc. Mais rien de tout cela ne se fait.
Nous avons été interpellés suite à des événements dramatiques -je n'ai pas d'autre mot- à la Poste. Par exemple, dans l'expertise sur laquelle je travaille, un salarié de retour de sa tournée, un matin, s'est mis à rouler en voiture sur un de ses collègues, qui est décédé. L'établissement a aussi connu des coups et blessures entre agents et deux tentatives de suicide dont celle d'un agent qui a quitté le bureau, s'est entaillé les veines puis a voulu sauter dans la Seine -heureusement, il a été sauvé par un de ses collègues qui l'avait suivi. Et tout ça en 12 mois !
D'une part, notre constat s'appuie aussi sur des données nationales relatives à la santé au travail. D'autre part, ce que montre cette expertise sur un établissement n'est pas un cas isolé. Dans une expertise, vous rencontrez 30 à 40 agents. Sur les 3 à 4 dernières années, j'ai bien du conduire 200 entretiens avec des salariés de la Poste. Et sur 200 entretiens, quand vous avez une personne sur trois ou une sur quatre qui vous dit combien les choses vont très mal et à quel point elle est dans une situation personnelle difficile, c'est quand même révélateur. Mon métier, certes, me conduit à être régulièrement confronté à des situations de risques professionnels et de souffrance au travail.
Mais là, à la Poste, on atteint des proportions considérables et donc alarmantes. Il nous a paru crucial et urgent de dire publiquement ces choses. C'est une forme de responsabilité sociale. Quand nous nous sommes retrouvés à plusieurs cabinets pour évoquer cette situation, il nous a semblé que personne n'était mieux placé que nous pour en parler. Aujourd'hui, il n'y pas de sociologue qui va étudier le travail au sein de la Poste, ou s'il y en a il n'est guère écouté, et le monde du travail réel n'intéresse pas beaucoup le monde des médias et le monde politique. Maintenant, nous avons dit ce que nous avions à dire. Et d'une certaine façon, cela n'a plus grand sens que nous continuions à conduire des expertises à la Poste, d'autant que ça nous met en danger économiquement car, dans la plupart des cas, l'entreprise ne veut pas nous payer. Ce constat que ça ne sert plus à rien nous a poussé à tenter de faire autre chose avec cette lettre. Notre initiative nous met d'ailleurs dans une situation délicate puisque notre tutelle peut nous faire observer que nous sortons de notre mission habituelle (*). Désormais, il appartient à d'autres d'agir.
Notre lettre a déjà commencé à produire un effet : la question des conditions de travail à la Poste arrive sur la place publique. Dans une telle entreprise, cela devrait conduire les autorités de tutelle (l'Etat a des représentants au conseil d'administration de la Poste) et pourquoi pas des députés à se saisir de cette question pour imposer à la direction de s'y prendre autrement, avant que les choses prennent une tournure encore plus dramatique, comme à France Telecom.
Non, c'est toujours difficile de comparer deux situations différentes. Certes, à l'origine, c'est la même administration. Mais il y a eu des évolutions très brutales à France Telecom, notamment sur les modalités d'encadrement et de management, qu'on ne retrouve pas à la Poste. La dégradation des conditions de travail a été beaucoup plus lente et plus sourde à la Poste, mais aussi plus générale.
A France Telecom, la contrainte industrielle et économique a été très forte : on passait du téléphone fixe au portable, de l'analogique au numérique, et les organisations de travail, comprenant des fonctionnaires, devaient s'adapter à ces mutations extraordinairement rapides, dans un marché devenu très concurrentiel. A la Poste, vous avez une lente baisse du courrier postal, qui s'accompagne d'une augmentation du volume des colis et d'une mise en concurrence sur certaines tranches de marché, tout cela produisant une contrainte économique certaine. Nous ne la sous-estimons pas, mais cette contrainte n'est pas aussi forte qu'elle l'a été chez France Telecom. Aujourd'hui, la Poste va bien économiquement. Rien n'oblige l'entreprise à conduire une telle évolution à marche forcée.
C'est un argument idéologique qui n'est recevable que s'il s'appuie sur des analyses de terrain. Mais il faut distinguer les idées reçues de ce qui peut être observé sur le terrain. Par exemple, dans les bureaux de Poste, avec des agents debout toute la journée pour recevoir des clients souvent mécontents parce qu'on ne les sert pas assez vite, ou dans les métiers de la distribution, quand le salarié est toute la journée dehors avec une tâche pénible à faire dans un temps très contraint, les enjeux d'une organisation mise en tension peuvent produire des effets catastrophiques. C'est comme dans l'hôpital public. Derrière le discours "les fonctionnaires sont tous des fainéants", il faut voir la réalité : après dix ans de réorganisations et de tensions, on a doublé la charge de travail des infirmières. Quand une infirmière doit s'occuper de vingt lits contre une douzaine auparavant, les choses ne sont plus les mêmes.
A la Poste, les organisations syndicales se sont très vite emparées de ce que permettait le CHSCT. D'autant plus vite que, dès 2011-2012, selon notre constat, les conditions de travail ont commencé à se dégrader. Les CHSCT ont très vite joué leur rôle de caisse de résonance des remontées du terrain sur les problèmes du travail.
Mais c'est une instance qui a rapidement assez mal fonctionné du point de vue de l'esprit du code du travail. Beaucoup de directions ont appréhendé le CHSCT comme un empêcheur de tourner en rond et un retardateur de projets, et n'ont pas considéré l'opportunité qu'il y avait d'échanger au sein du CHSCT sur la réalité du travail vécue dans l'entreprise, et les façons d'améliorer l'organisation. Ce jeu n'ayant pas été joué, aujourd'hui les CHSCT sont dans une crise de fonctionnement. Les organisations syndicales ont du mal à recruter des candidats pour y siéger. D'autant que des secrétaires ou élus de CHSCT se sont vus infliger des sanctions disciplinaires, par exemple après avoir demandé une expertise ! Après l'une de celles que nous avons réalisée dans l'Essonne, le secrétaire du CHSCT a été mis à pied ! Simple coïncidence ? Les salariés ne sont pas dupes.
Non, ou très peu, car cette instance joue sa plus mauvaise part à la Poste. Les uns et les autres en font un lieu de confrontation. Comme le CHSCT donne quand même quelques armes aux élus, cela tourne parfois au rapport de forces un peu stérile.
Il nous arrive de refuser des demandes d'expertise de la part d'élus qui nous disent : "On ne sait plus quoi faire, faites-nous une expertise". On leur dit : "Mais à quoi vous servira-t-elle, on vous en a fait une il y a deux ans !". Et alors ils nous répondent : "Oui, mais cela va embêter le patron et comme cela on va gagner 2 ou 3 mois sur la mise en place de la réorganisation". C'est aussi pour sortir de cette situation bloquée et de ce cercle vicieux, avec des expertises qui ne servent qu'à instruire ce rapport de forces, que nous avons voulu lancer cette alarme.
On ne peut pas se contenter de relever des situations "individuelles". Prendre la question dans ce sens, c'est nier le caractère contraignant et généralisé des projets de réorganisation de la Poste. Il ne faut pas attendre que des situations individuelles dégénèrent pour agir en matière de santé au travail. D'autre part, dans son interview sur RTL, la DRH de la branche courrier a contesté l'existence de logiciels organisant le travail (lire notre encadré). Les bras m'en sont tombés. La Poste dispose par exemple d'un outil pour décompter les temps consacrés aux moindres gestes des guichetiers ou aux différentes opérations des facteurs (par exemple : "un recommandé, c'est une minute trente"). En soi, un logiciel n'est pas un problème, le tout est de savoir ce qu'on en fait, comment on l'utilise. D'autre part, notre lettre date de plus d'une semaine et la Poste a réagi en disant qu'elle allait nous contacter mais depuis, rien, pas un coup de fil. Il s'agit pour moi d'un discours de communication, déconnecté des situations réelles. Alors que notre message, encore une fois, c'était : "Réagissez avant que les choses deviennent catastrophiques !"
Par définition, une négociation peut changer les choses, oui, à condition que la direction l'aborde dans un esprit ouvert à des modifications de l'organisation, et pas en se contentant de dire que tout va bien.
Ce qui m'inquiète un peu, c'est que nous avons cru comprendre qu'il y avait dans les tuyaux de la direction d'autres projets de réorganisation. Il faudrait peut-être aborder ces questions autrement. Si l'on souhaite vraiment parler des conditions de travail des facteurs, il faut le faire avec eux, sur le terrain, c'est à dire changer radicalement la façon de procéder.
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